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Emil Cioran (1911-1995) est à la philosophie ce que Pierre Desproges est à l'humour : un grand et élégant misanthrope, sombre, profond et -parfois- subtil. J'ai commencé à le lire sans le savoir philosophe, mais qu'aurait-il pu être d'autre ?
J'ai commencé à lire Cioran presque par hasard : au début des années 1990, je faisais la porte dans un restaurant perpignanais situé dans un des voisinages les plus pauvre de la ville. Mon boulot consistait à garder un œil sur les voitures des clients, à empêcher des importuns de rentrer et exceptionnellement à virer les clients éméchés. Le quartier étant assez calme, j'ai passé plusieurs étés à lire, assis à côté de la porte du restaurant.
Philippe, le patron du lieu, est un barbu rouquin anarchiste soixante-huitard pur jus, ce qui ne l'empêche pas de faire tourner un endroit assez couru à cette époque par les notables locaux. Le restaurant est une ancienne écurie devenue un patio aux murs blancs chaulés, avec une végétation luxuriante, des meubles bleu curaçao, des bougies partout, et toujours flottant, nonchalant, entre les convives, un air de jazz (C'est là que je découvrirai Chet Baker).
C'est un lieu intensément méditerranéen, une synthèse de Grèce, de Maroc ; sa cuisine n'est pas géographiquement situable, la carte a elle aussi fait le tour de cette mer, revenant avec des saveurs et des épices de chaque pays. Une magnifique serveuse brune ondule entre les tables.
Au dessus du bar, entre les chevrons de l'appentis en tuiles rouges, sont calés quelques livres de poche : poésie et philosophie. Philippe est un passeur, il aime partager ses lectures, ses idées ses goûts. C'est lui qui un jour retire de l'une de ces cachettes un livre de poche jauni et écorné. Il l'ouvre au hasard et me le tend, sans lire la page. Il me dit que c'est un peu comme la bible, on peut l'ouvrir comme ça, "au pif", et y trouver un texte intéressant, sauf que c'est beaucoup mieux que la bible : c'est Cioran.
Ce qui m'a d'emblée plu dans l'œuvre d'Emil Cioran c'est son caractère souvent laconique : j'ai commencé à le lire par ses recueils d'aphorismes : des phrases ciselées, parfois d'un humour mordant, parfois d'un désespoir absolu. Cioran ne s'empêtre pas des les concepts et les références absconses, son langage est clair et efficace. Que ce soit dans les Syllogismes de l'amertume (1952) ou dans De l'inconvénient d'être né (1973), parmi tant d'autres textes, Cioran se pose en observateur insomniaque de l'absurdité humaine. Cynique, ironique et sarcastique, ce penseur avait décidément toutes les qualités.
Il est assez paradoxal de penser que l'on m'a introduit à cette œuvre toute en noirceur dans un lieu solaire et littéralement dionysiaque, qu'entre les poutres de la charpente d'un bar, non loin des bouteilles de Mescal et d'une plancha toujours couverte de mets succulents, se lovait un venin tout aussi délicieux.
Et comme toute naissance porte en elle la promesse, la certitude de la mort, cela méritait bien un petit dessin.
Mais ce n'est qu'un dessin.
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